Je suis un chat, Victor. Un chat sans importance, coincé dans les pages d’un livre oublié sur une étagère, et dont l’histoire est insignifiante. On m’a dessiné, un chat gris, comme tous les chats gris. Je trouve mes oreilles un peu longues, mais je m’y suis fait. Le récit de ma vie se résume à peu de choses puisque je ne suis jamais sorti de ce décor de papier.
Je tiens compagnie à un vieux monsieur, Henri, sauf qu’il n’aime pas vraiment les chats et de ce fait ne s’occupe pas de moi. Donc mon histoire est courte, une vie de chat qui dort, du canapé au fauteuil, du fauteuil à cet endroit que l’on m’a imposé pour faire ce que tout individu se doit de faire, ses besoins. Dans mes heures d’éveil je me tiens sur le rebord de la fenêtre et je regarde les enfants jouer dans la cour. Voilà, c’est ça mon histoire, pas de quoi en faire un livre !
On aurait pu m’inventer une vie au-delà de cette fenêtre, mais non, il ne reste que deux pages à tourner et mon histoire sera finie. C’est comme si elle n’avait jamais commencé. Que peut-on bien raconter sur un vieux monsieur aigri et solitaire et son chat dont il ignore l’existence. Pourtant sur la couverture du livre, c’est écrit, « Victor le chat ».
Et si je m’échappais, personne n’y verrait rien puisque je n’intéresse personne. Je pourrais sortir de ce livre, aller au-delà de l’écriture, prendre mon élan et gambader dans la réalité.
Henri somnole comme à son habitude. Donc il ne m’entendra pas, et c’est bien connu, les chats ne font pas de bruit quand ils se déplacent. Alors, allons-y !
Oh là là …, plus facile à dire qu’à faire … Engourdi par cette immobilité forcée, mon entrée dans le monde de la réalité est pour le moins chaotique ! Toutefois je tente le coup, laisse Henri à ses vieux rêves de jeunesse, sors de l’écriture, et dégringole les trois rayons de la bibliothèque. J’explore mon nouveau domaine. Différentes pièces, des grandes, des plus petites, … dans celle-ci on doit y dormir, dans l’autre aussi, mais quel désordre, une chatte n’y trouverait pas ses petits ! Voilà qui est intéressant, il y a donc une petite fille dans cette maison. Une chambre rose, ça ne peut être que pour une petite fille ! Je m’aventure jusqu’à la fenêtre et ose un regard vers l’extérieur.
– Mais je connais cette cour, je connais ces enfants. Quand je suis dans mon livre, à la page 8, je suis assis sur ce rebord de fenêtre, et je regarde cette cour !
Assez d’émotions pour aujourd’hui, je regagne la quiétude de mon existence sur papier, et m’endors. Ai-je rêvé ou ma petite escapade m’a-t-elle vraiment plongé dans le presque impossible ?
Henri est toujours perdu dans son éternité, donc je repars à l’aventure. Dans mon impatience, je fais tomber mon livre et échoue sur un tapis moelleux, derrière un fauteuil. Tant pis, j’y suis j’y reste.
Je regagne la fenêtre, et force est d’admettre que ne n’ai pas rêvé. La même cour, les mêmes enfants. Cette petite fille, c’est certainement celle de la chambre rose. Et comme toutes les petites filles, elle aime les chats, et pourquoi pas moi ?
Un peu d’air et de soleil me fera le plus grand bien, je décide donc de tenter l’aventure jusqu’au bout. Trouver la porte de sortie n’est qu’un jeu de chaton, gagner la cour et le perron ne pose aucun problème. Me voilà dehors, livré à moi-même.
Un peu bruyant le monde extérieur. Mais la chaleur du soleil, quel bonheur !
J’observe, je regarde, je découvre.
Bien sûr je m’attarde sur cette petite fille. Elle est jolie, blonde, frêle, elle porte des lunettes et c’est le garçon, son frère peut-être, probablement celui dont la chambre est tellement en désordre, qui l’aide à se déplacer. Il lui donne la main, lui montre des choses que je ne connais pas en lui expliquant. Il est gentil, très gentil. Je m’approche, doucement.
Je comprends qu’elle s’appelle Jeanne, et lui Charles. Je comprends aussi qu’elle voit, mais pas encore tout à fait bien. En fait, nous découvrons le monde tous les deux, elle car elle a des yeux tout neufs, et moi, car je me suis enfin décidé à sortir de ma vie dessinée.
Je repère une poupée oubliée sur le banc. Elle appartient sûrement à Jeanne. Je m’installe donc à ses côtés le plus naturellement du monde et j’attends. Attendre, je n’ai fait que ça jusqu’à ce jour, alors, j’attends !
Et voilà, il n’aura suffit que de quelques minutes pour que l’existence insignifiante d’un jeune chat devienne conte de fée, sans qu’aucun méchant ne vienne jamais troubler le cours magique de son histoire.
Dès que Jeanne m’a aperçu nous ne nous sommes plus jamais quittés. Elle m’a regardé avec ses yeux tout neufs comme si je lui appartenais depuis toujours, a frotté sa joue contre mes moustaches, m’a pris sous son bras, et nous sommes rentrés, Charles, Jeanne et moi. La chambre rose est bien celle de Jeanne, et le fouillis d’à côté, celui de Charles. J’avais vu juste. Elle m’a installé parmi ses poupées et peluches, m’a donné à manger, à boire. Quand elle se rend à l’école, je suis le gardien de son univers, je dois en prendre soin. Et s’il m’arrive de sortir dans la cour, je m’installe sur le banc et j’attends son retour.
Je ne suis plus jamais retourné dans mon livre. Quant à Henri, probablement qu’il dort toujours …
Sa maman lui demanda où elle m’avait trouvé.
– Je ne l’ai pas trouvé, c’est lui qui a décidé. Je jouais dans la cour et il était là avec ma poupée. C’est peut-être le vieux monsieur d’en face qui n’en voulait plus. Tu sais, celui qui ne parle jamais, qui a l’air si triste. Maman, j’aimerais vraiment garder ce petit chat, le garder pour toujours. Tu veux bien ?
– Oui, ma chérie, garde ton chat. Au fait comment s’appelle-t-il ?
– Je ne sais pas, … le chat c’est joli.
– D’accord, bienvenue dans notre maison « le chat ».
Quelques jours passèrent, et la maman de Jeanne en faisant son ménage, trouva le livre de « Victor le Chat », par terre, derrière le fauteuil du salon.
– Tiens, depuis quand est-il là ce livre, je ne me souviens pas l’avoir jamais vu.
Elle en feuilleta quelques pages, et quand elle arriva à la page 8, elle ne découvrit qu’une forme blanche à la place de Victor, comme s’il s’était effacé. Et plus loin, le vieux Monsieur, Henri, qui ressemblait tellement à son voisin grincheux, regardait par la fenêtre, avec une larme au coin des yeux.
Tant d’évènements avaient surgi dans sa vie ces derniers mois. La science, et la patience, avaient redonné la vue à Jeanne, et maintenant ce livre d’enfant venu de nulle part, échoué derrière un fauteuil … « Victor le chat » ! Il ressemble tellement à celui qui est entré dans notre maison, même ses oreilles, un peu longues peut-être…
Elle voulait bien croire aux miracles, mais quand même…
Elle regarda par la fenêtre. Jeanne jouait avec sa poupée et son chat.
Est-ce qu’un chat peut sortir d’un livre, devenir réalité et prendre soin d’une petite fille qui n’avait jamais vraiment vu le jour jusqu’à ce printemps ?
En guise de réponse elle referma le livre, sourit tendrement, le déposa délicatement sur le troisième rayon de la bibliothèque et sortit s’asseoir au soleil retrouver Jeanne, sa poupée, et son chat.
– Ma chérie, je crois que j’ai trouvé un joli nom pour ton chat : Victor
– Oui, c’est joli, Victor ! Victor le Chat.
Et levant la tête elle aperçut, derrière la fenêtre, le vieux monsieur d’en face. Elle crut même voir un sourire…
Marinette Tille
Janvier 2011
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